En descendant Broadway, quittant les néons roses de Time Square et traversant les quartiers sales de little Korea, j’en arrivais à la même conclusion désolante. J’aillais bientôt devoir quitter New York. Et pourtant, j’aimais ces buildings hauts et prétentieux, j’aimais la frénésie des rues sales, je me sentais chez moi dans ce vieux métro qui grince et qui cahute de station sombre en station sombre. J’éprouvais un plaisir quasi intellectuel à sauter d’un sujet à l’autre avec des new yorkais snobs et cultivés pour qui terminer une conversation n’a pas d’intérêt car ce qui compte, c’est d’être le premier à amener un sujet.
Et surtout je ne me lasserai jamais de regarder les filles en tenues chics et légères qui arpentent les boutiques de Soho, les bars du village à l’ouest et les boîtes à l’est. Il était déjà minuit et je suivais en silence une de ces nymphettes de la nuit, marchant seule sur Broadway. Les jambes larges de son pantalon pat d’ef amplifiait le balancement de ses anches. La soie dont ses vêtements étaient fait brillait à la lumière jaune de l’éclairage publique. J’adaptais mes pas à ses pas, restant suffisamment près d’elle pour imaginer discerner son parfum parmi les odeurs d’une ville de 8 millions d’habitants. Je sentais l’appel d’air dans son sillage qui m’attachait à elle, mais je prenais soin de garder mes distances pour ne pas attirer l’attention. Elle aurait pu marcher ainsi jusqu’à San Francisco, elle aurait pu traverser les déserts, les montagnes, passer des océans à la nage que je serais resté derrière elle. Je ne faisais attention qu’au rythme de ses épaules essayant d’accompagner cette harmonie musicale qui émanait de chacun de ses mouvements. Le temps se serait arrêté. Le monde n’aurait plus tourné. Il n’aurait plus jamais plu. Il n’aurait plus neigé. La vie aurait enfin trouvé un sens au lieu de jaillir de manière anarchique en détruisant et en créant tout à la fois sans donner d’autres raisons que voilà!
Je ne respirais déjà plus depuis trois bloques, histoire d’être sûr qu’elle n’ait pas à se retourner, qu’elle ne se sente pas poursuivie par une quelconque sorte de ces pervers qui hantent fort probablement les rues de ce monde en perdition. J’aurais marché pied nu sur le tarmac surchauffé durant la journée. Si seulement, cela avait aidé à me rendre plus discret! Mais les taxis de la cité en avait décidé autrement. D’ailleurs même Orphée n’a pas su se laisser suivre par Euridice pour sortir des enfers. Les Dieux en décident toujours autrement.
Bloquée par un chauffeur un peu trop rapide sur un passage pour piéton, ma nymphe s’est immobilisée en bord de trottoir et je me suis retrouvé à sa hauteur. Le temps d’un instant j’ai accroché ses yeux bruns, j’ai caressé du regard sa peau blanche et j’ai attrapé l’éclat du bijou qui lui percait le nez. Ensuite, j’ai relancé mon pas en essayant d’être énergique pour la dépasser et ne pas trop la sentir se laisser distancer.
Pourtant, alors que j’avais nettement accéléré ma marche, le frisson qui me chatouillait le dos, me disait qu’elle était toujours là. Un peu décontenancé, j’ai accéléré, j’ai ralenti, je ne savais plus trop par où regarder car une chose était sur: elle était toujours à mes côtés, juste un degrés hors de ma vue sur ma droite. Je croyais pourtant avoir été discret. Même le bref échange de regard au passage pour piéton ne devait pas avoir été interprété comme un appel du pied. Je ne croyais pas avoir affiché un large sourire dragueur du style "mais que vous êtes jolies mon enfant"… et pourtant, c’était maintenant certain, c’était elle qui me suivait, qui adaptait ses pas à mes pas et qui, si ça continuait ainsi, allait me suivre jusqu’à San Francisco.
Si je voulais pouvoir continuer à me regarder dans la glace, il était hors de question que je m’enfuie en courrant (quoique l’idée ai été tentante). Continuer comme si de rien n’était n’est pas beaucoup plus glorieux. Il ne restait donc plus qu’à engager la conversation. Dans ce cas, il vaut toujours mieux ne pas réfléchir à ce qu’on va dire, car réfléchir, c’est le meilleur moyen de dire des conneries. Alors j’ai bloqué ma respiration, j’ai compté jusqu’à trois, je me suis tourné vers elle et elle m’a demandé d’une voix aigrelette mais plutôt charmante (d’accord, il y a toujours un point où même les défauts les plus grossiers apparaissent charmants) où elle pouvait trouver un endroit pour danser?
Fort décontenancé, je lui ai demandé de répéter la question. Après avoir moi même redit la phrase avec mes propres mots afin d’être sur de l’avoir bien comprise, je me suis trouvé au prise avec un dilemme interne. La boîte, bar ou même discothèque la plus proche était à 10 minutes de marche de là et pas vraiment sur le chemin de l’hôtel vers lequel je rentrais. De plus, les quartiers à traverser entre broadway et east village où je pouvais lui indiquer des bars, ne sont pas toujours très éclairés. Et bon dieu, je ne pouvais pas m’empêcher de noter que sa poitrine était des plus gracieuses. Ni trop proéminente, ce qui présage un désastre une fois le soutien-gorge dégrafé, ni trop discrète, car il faut toujours une bonne raison pour rappeler à un mec qu’il a une fille en face de lui et qu’il ne peut pas la frapper.
J’ai proposé de la conduire jusque là. Elle m’a suivi sans difficulté. Elle était arrivée il y a deux jours à Brooklyn, en venant de Londres où elle avait résidé jusqu'à présent après avoir vécu à Hong Kong. Elle était née en Nouvelle Zélande d’une mère Française et d’un père Anglais. Elle ne savait pas pour combien de temps elle resterait à New York. Elle voulait juste faire la fête et danser. Quelque soit la musique, du moment que l’ambiance soit bonne. Ses amis de Brooklyn n’étaient pas des fêtards et ils n’avaient pu lui dire où aller pour tuer la nuit. Ils gardaient son bébé, alors elle pouvait sortir. Et je ne me suis pas retenu de penser que même en tant que maman elle était vachement mignonne.
Au fur et à mesure que les numéros des avenues descendaient, le moment fatidique approchait. Au croisement de l’avenue A et de la 7e rue, je n’avais plus d’autres choix que de tourner à droite vers mon hôtel ou de l’accompagner vers la gauche jusqu’à un club obscur de l’East village. Si je l’accompagnais, dans le pire des cas, elle allait se lasser de moi et allait me plaquer là. De toute manière, ma soirée était déjà gagnée, j’avais marché 5 blocks en compagnie d’une jolie fille. Dans n’importe quel autre cas de figure, je la ramènerais à mon hôtel. On ferait l’amour avec préservatif parce que ce sont les années nonantes et que rien n’est simple, que même en se mettant littéralement à nu on doit toujours se méfier. Cela s’arrêterait peut-être là, mais je serais toujours gagnant. Rien ne m’obligerait de dire à mes amis masculins si j’avais été à la hauteur ou non. Ce qui compte dans l’esprit des "tueurs", c’est d’abattre du "gibier". Qu’on le fasse dans l’ombre d'un abattoir avec un tablier maculé de sang et le regard niais, ou , sous le soleil de l’arène, dans un costume d’or et de lumière, affichant le regard fier et noble de l’artiste qui oeuvre dans les règles de l’art, le résultat finale est toujours le même, il y a une vache morte au sol à la fin de la journée.
Et puis il y avait toujours la possibilité du meilleurs des cas. J’allais la suivre partout dans le monde. Là où elle voudrait aller. Je m’occuperais d’elle, qu’elle soit heureuse. Je m’occuperais de son bébé comme si c’était le mien parce que quand on trouve une jolie maman, il n’y a pas de raison de faire la fine bouche et de tergiverser sur le fait de vouloir soi-même être un joli papa. De toute manière, dix minutes auparavant, je me sentais prêt à marcher derrière elle jusqu’au bout du monde et voilà que je me trouvais devant la possibilité de l’accompagner réellement tout en lui faisant peut-être l’amour, en prime.
Seulement voilà, je n’avais pas envie de danser ce soir là. Je n’avais pas envie d’essayer de boire assez pour avoir envie de danser. Je n’avais juste pas envie d’être avec quelqu’un ce soir là. Je n’avais pas envie de m’assurer qu’elle s’amusait, qu’il s’agissait bien du genre d’endroit qu’elle aimait, de la musique qu’elle aimait, de la vie qu’elle aimait. Après tout, merde, je ne parviens pas à aimer ma propre vie, alors comment pourrais-je faire en sorte d’être sûr que quelqu’un d’autre aime la sienne?
Debout face à elle, au coin de l’avenue A et de la 7e rue, j’ai pris mon air de gentleman aventurier solitaire (et putain qu’est-ce que je sais bien faire ça, prendre un air d’aventurier gentlemen), je lui expliqué qu’en remontant la rue jusqu’à Saint Mark elle trouverait plein de bars. Qu’à Saint Mark, elle pourrait trouver les clubs punks et qu’à la 10e rue il y avait le Webster Hall, ses six bars et ses multiples étages de techno, hip-hop et autres tubes des années quatre-vingts. Elle m’a tendu la main en se tenant toute droite et me dit en souriant "Je m’appelle Shanon". J’ai dit "Thibaut" en lui serrant la main. Et je suis toujours surpris comme les mains des filles semblent frêles et délicates dès qu’on les serre un peu trop fort.
J’ai descendu la rue sans me retourner, persuadé que si le destin
voulait vraiment nous rassembler, on allait fatalement se retrouver quelque
part, et que sinon tant pis. Ce n’est qu’en passant Canal Street, alors
que j’avais déjà traversé China Town et Little Italy
que j’ai réalisé que même pour le destin, organiser
la rencontre d’un belge et d’une néo-zélandaise au milieu
des rues de Manhattan et de ses millions d’habitants, c’était pas
quelque chose d’évident et que la chance avait été
là, mais que maintenant elle était passée.