Le temps était merdique ce samedi-là. Il pleuvait déjà le vendredi soir au moment où j'avais quitté Wall Street. Il pleuvait toujours le samedi matin lorsque j'avais pointé le nez dehors pour me trouver un petit déjeuner et il allait pleuvoir jusqu’au lundi matin. On pouvait faire confiance à El Nino. En désespoir de cause, je me suis décidé à sortir malgré tout. Juste pour ne pas rester enfermé à lire durant deux jours. Juste pour voir du monde. Pour me fondre dans la foule. Pour me sentir moins seul sans doute.
Dans la rue, les New Yorkaises, pas découragées pour deux sous, arborent leurs apparats du samedi soir. Leurs pieds nus dans les sandales sécheront vite une fois à l’abri d’une sombre discothèque ou d’une cave transformée en piste de danse. Quant aux épaules nues frissonnant à cause de la pluie, ce ne sera qu’une invitation de plus pour leur " date " du jour de les serrer bien fort de leurs bras.
La
rue d’accès au Webster
Hall est fermée à la circulation et la file pour y entrer
déborde du trottoir. Il doit y avoir un truc que je n’ai pas encore
bien compris car la file en question est réservée à
la " guest
list ". Je ne suis pas trop sûr de ce qu’est la guest list ni
de ce qu’il faut faire pour s’y trouver. Tout ce que je sais, c’est que
la file normale est beaucoup plus rapide et surtout moins longue. Pour
faire patienter et donner envie aux clients, des moniteurs vidéo
sont branchés sur des caméras qui filment le dos des serveuses
du bar qui fait face à la piste de danse. On y devine la foule et,
dans le fond, les podiums des danseuses professionnelles.
Juste devant moi, cinq filles, visiblement venues tout droit de leur New Jersey. L'une porte un voile blanc, ce qui laisse supposer qu'il s'agit là de l'équivalent local d'un brûlage de culotte. Elles viennent de se faire remballer. Elles n’ont probablement pas assez l’air de la maison (qui pourtant accepte large). À moins qu’elles ne se soient comportées de manière désagréable aux yeux de la tantouse aux cheveux verts chargée de contrôler les cartes d’identité. De toute manière, je ne sais pas ce que ces filles vont faire dans une boîte en cette occasion. Peut-être que, comme à la foire, celui qui allait décrocher le voile gagnerait un tour gratuit.
La tantouze m’a examiné de bas en haut. Sans doute m’a-t-elle trouvé mignon. Ou alors, le label européen de mon ID fait immanquablement office de passeport dans une boîte toujours anxieuse d’attirer les touristes. Les sorteurs ont évacué vite fait trois arabes qui prétendaient entrer comme guest list sans faire la file. Je ne comprends vraiment pas ce que cette guest list a de si tentant. Mais en tout cas, il existe une constante entre les boîtes de BXL et de NYC : il n'y fait pas bon d'être arabe.
Dans le hall d’entrée, des brûleurs répandent une
odeur d’encens. Je descends à la cave pour y déposer mon
KW ruisselant, je fais un détour par les toilettes où des
vespasiennes à l’ancienne semblables à celles des gares européennes
donnent aux lieux un certain cachet. Je "checke" la piste du sous-sol
où le Hip Hop régne et où la population est aussi
noire que la pièce est sombre. Déjà à cette
heure, l’endroit transpire le sexe. Les déhanchements des filles,
les attouchements-simulacres et les rythmes chauds du rap débarrassé
de ses excès politiques, tout donne à l’endroit un parfum
d’orgie. À cet étage, c’est l’héritage
noir de l’Amérique qui triomphe. Aussi, en petit Européen
trop blanc dans mes veines et dans ma tête, je m'empresse de remonter
d’un étage où l’europop du niveau intermédiaire et
la techno hard core de l’étage supérieur me trouvent plus
à mon aise.
Je m'enfile quelques whisky coca sans hésiter. Le truc, c’est de décider avant de partir combien la nuit va coûter et de ne prendre que cette somme-là avec soi. Car une fois sur place, l’argent file entre le prix des consommations et les tips lorsque la serveuse est jolie. Une fois le taux d’alcool dans le sang réglé à bon niveau, il suffit de se laisser porter par les rythmes. Les basses bombardent le corps et les rayons lasers piquent aux yeux, mais une fois sur la bonne longueur d’onde, le corps se bouge seul et l’esprit s’évade. |
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Irrésistiblement, mon regard est attiré par une fille aux longs cheveux noirs. Elle est flamboyante dans sa robe rouge et se démène comme une diablesse en plein sabbat. Sa copine en robe blanche a plutôt l’air d’un ange. Elle en a la grâce et la fragilité. Les yeux se croisent. Les sourires en coins de lèvres. Tout faire pour éviter la chasse. Pour établir d’autres règles. Jouer un autre jeu. Bien régler les déplacements. Être sûr qu’elles se rapprochent. Ne pas hésiter à s’éloigner d’un pas pour qu’elles aient à en faire deux. Et lentement, régler les rythmes et les mouvements. Établir le contact physique. Ni trop tôt, ni trop tard. Compter jusqu’à trois pour laisser traîner sa main là où la sienne n’est pas encore à deux, mais où elle sera à trois.
Peu à peu, les corps se découvrent sans réellement se toucher, apprennent à se connaître sans l’intermédiaire des pensées. Comme si des ondes remplaçaient la parole. Le plus dur est de rester deux à jouer. Éviter que l’un ne se lasse. Éviter le geste trop franc qui effarouche. Éviter la retenue qui ennuie. Faire preuve d’imagination et ne rester que deux à jouer.
Mais les rapaces tournent! Aveugles au ballet invisible qui se joue sous leurs yeux, ou n’ayant cure de tant de finasseries et appliquant la loi brute de la force pure, deux mâles fondent sur mon ange et ma diablesse. Je prends mes distances, juste pour voir comment elles vont réagir. Voir si elles se défilent ou si elles acceptent l’épreuve de force. Les mecs semblent bien les tenir en leur pouvoir. Ils leur parlent à l’oreille, la main sur l’épaule et les enferment dans leurs bras pour une tout autre danse.
Par lâcheté, par timidité et par principe, refusant d'entrer dans la chasse, je me dirige vers le bar, je me prends un autre whisky coca et je monte à l'étage. Le hard core y est froid, violent, gothique et puissant. La techno est ce qu'il y a de mieux pour s'envoler. Sur le podium réservé aux professionnelles, je reconnais une grande blonde aux cheveux tressés en petites piques et dont le corps est percé de multiples bijoux. Ses vêtements de cuir lui serrent le corps et sans être une grande danseuse, elle domine la salle par son physique. Elle était de service dans un restaurant de Soho où j'avais mangé deux jours plus tôt. Je lui avais demandé de me conseiller sur les vins et elle avait fini par me recommander un rouge avec du poisson. Qu'est-ce qui la pousse à cumuler les jobs et à venir s'exhiber après avoir terminé son service? Je me souviens de sa voix rauque et chaude. Peut-être aime-t-elle ça et ne le fait-elle que quand cela lui plaît? Mais certains doivent avoir la vie dure dans New York City.
Je redescends. "Soft Cell" teinte son amour gay des années quatre-vingts
et j'ai toujours trouvé la version club irrésistible dans
sa manière de n'en pas finir. Et la new
wave, c’est vraiment toute ma jeunesse. Le son de cloche me lance des
frissons dans la colonne vertébrale, ravivant dans ma mémoire
le souvenir
d'innombrables soirées de village, TD d'unif, soirées
de nouvel an débridées et anniversaires où les invités
s'improvisaient DJ. J'évoluais ainsi dans un autre monde spatio
temporel, quand soudain la foule compacte des danseurs s'écarte
pour laisser passer une tache rouge plus brûlante que jamais. Venue
de l'autre côté de la piste, elle danse tout en reculant sans
détour dans ma direction. Sa copine suit le mouvement docilement.
Elles traînent toujours avec elles les deux rapaces. Toutefois, entre-temps,
ceux-ci n'ont vraiment plus l'air de conquérants dominants, mais
plutôt de deux idiots qui perdent leur temps.
La diablesse est sur moi en un rien de temps. Evitant les préliminaires, je sens ses fesses contre les miennes et elle se frotte avec contentement contre mon bras que je laisse traîner dans mon dos. Pourtant, elle continue de parler à son rapace. Pour être sûr de ne pas me faire d'idée, je recule de trois bons mètres dans une direction tout à fait improbable, mettant entre elle et moi un groupe de gentilles filles un peu lourdaudes qui ne comprennent rien à ce qui se passe quand ma tornade rouge traverse leur groupe en le faisant exploser! Mais à nouveau ... elle est dans mon dos.
L'espace d'un instant, je me demande si je ne suis pas aussi dindon que les deux rapaces. Je me demande si elle ne joue pas le jeu suivant ses propres règles, menant les garçons par le bout du nez. Ma main se fait plus précise dans les zones où elle traîne. Le jeu devient de moins en moins discret. Les rapaces commencent à se douter de quelque chose, et le statu quo devient improbable. Et c'est là que je commets la faute. Devenu trop pressant car ne sachant plus trop ni où, ni comment mener le jeu, je sens son corps se raidir et s'écarter. Elle s'en va souffler un mot à l'oreille de sa copine, me laissant dos à dos avec le rapace. Je me retourne lentement. Résigné à l’idée d’avoir définitivement perdu la partie, j'adresse à ma diablesse un sourire désolé et je m'éloigne.
Mais le jeu n'est pas encore terminé. C'est maintenant l'ange qui revient à la charge. Se rapprochant de moins en moins imperceptiblement... Sans la détermination avec laquelle sa copine avait écarté la foule un peu plus tôt... Mais tout aussi efficacement... Derrière elle, elle me ramène la diablesse refroidie et les deux moineaux qui commencent à réaliser que quelque chose se passe. Quand je frôle à nouveau le tissu de la robe blanche, je fais particulièrement attention à ne plus commettre d'impair. Et le monde semble fait de grâce et de beauté. Et j'aurais voulu trouver des mots... mais les gestes et les regards devaient suffire.
Un des deux moineaux, refusant de se voir le pigeon d'une histoire qui le dépasse, vient s'imposer entre elle et moi, mais il est trop tard pour changer le cours de l'Histoire. Naviguant habilement entre les gens, nos mains se rejoignent en profitant de courants favorables dans les flots de la foule. Les efforts des moineaux deviennent désespérés et pathétiques. Et ils finissent par se résigner. Acceptant de garder ce qu'ils ont, c'est-à-dire qu'elle leur fait face comme si elle leur appartient, mais ils doivent bien admettre que son esprit est ailleurs. Nous terminons de traverser la piste de danse dans tous les sens en jouant au chat et à la souris.
L'épilogue approche. S'il s'était agi d'un sport, il y aurait eu balle de match. Un gagnant, un perdant. Mais il ne s'agit pas d'un sport, ce n'est qu'un jeu. Et tout l'intérêt d'un jeu, c'est de jouer. Le dénouement n'a que peu d'importance. La diablesse est descendue aux vestiaires reprendre ses affaires. Revenue sur la piste, elle cherche à entraîner l'ange vers la sortie. Les moineaux tentent de la convaincre de rester encore un peu. Et la peau des épaules d'un ange est douce comme rien au monde...
Je me rends aux toilettes et quand je reviens sur la piste, elles ont disparu. Je les retrouve dehors, au coin de la rue. Juste elles deux, sans les moineaux. Elles cherchent un taxi. Je leur demande leur nom. La diablesse, surprise de me voir surgir, me répond : " Oh, Annah ", avec cet air snob que les New Yorkais prennent quand ils sont interloqués. Je regarde l'ange, mais elle ne daigne pas tourner les yeux dans ma direction. Je dis alors que c'est OK si elle n'a pas de nom, je les remercie et je rentre à pied sous la pluie à mon appartement.
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